Depuis quelques mois, sans bruit, Sylvie Lebon a entrepris, avec les Editions de La Clavière, un travail de publication aussi exigeant que salutaire. Rencontre avec une éditrice que les sirènes de la mode auront bien des difficultés à détourner de son but.
Les idées ont parfois besoin de murs pour prendre forme. Les murs entre lesquels naissent et mûrissent les idées de Sylvie Lebon sont ceux d’une ancienne serrurerie-ferronnerie, sise au 16 de la rue Marivaux à Riom, au fond d’une petite impasse, que la jeune éditrice a achetée à Robert Beylot voici un an et demi. On y voit encore la forge, l’arbre à poulies, et tout un tas d’objets qu’on serait bien en peine de trouver dans les salons de Gallimard. Le plafond est haut, très haut, et le soleil pénètre dans cet atelier par deux grandes ouvertures donnant sur le ciel. « Ce lieu m’a plu tout de suite », dit-elle, « car il a une âme. » L’âme de l’artisan qui a forgé, usiné, limé le fer et les aciers de tant de rambardes qui ornent encore les balcons de Riom.
ÉDITRICE, GRAVEUR ET TYPOGRAPHE
Sylvie Lebon a un métier : professeur d’Arts Plastiques à l’Institution Sainte-Marie. 7 ans d’études, dont un passage prolongé de 3 ans à Aubusson. Par ailleurs graveur, elle avait besoin d’un lieu suffisamment grand pour pratiquer son art sans se cogner aux murs. Et, comme nous le disions, les idées ayant parfois besoin de murs pour prendre forme, à la suite de rencontres et de glissements successifs, il est venu à Sylvie Lebon l’idée de créer une maison d’édition qui publierait à la fois des textes d’écrivains, des œuvres visuelles, et des textes qu’accompagneraient des gravures ou des dessins. Bref, du beau livre, réalisé artisanalement, c’est-à-dire avec des outils nobles : une presse ( du XIXè siècle achetée à un peintre versaillais) et du matériel typographique (acheté à un ancien typographe de Saint-Hyppolite, qui, régulièrement, descend de Châtel-Guyon pour lui transmettre son art).
UN CERCLE D’AMIS
Qui dit maison d’édition, dit comité de lecture. Un groupe d’amis s’en charge. Les deux livres de Patrick Da Silva (voir encadré), que les éditions de La Clavière viennent de publier coup sur coup, sont passés sous ces fourches caudines. D’autres livres encore en phase de gestation verront le jour prochainement. Mais qui dit maison d’édition ne dit pas forcément lieu d’exposition et de lecture, ou encore salle de théâtre. L’ancien atelier de serrurerie-ferronnerie qu’occupent les éditions de La Clavière est pourtant tout ça à la fois. On y joue même de la musique. Néanmoins, on est loin d’un « centre culturel » ouvert aux vents de la mode et aux charmes des Pouvoirs toujours avides des glorioles du mécénat. Ici, le cercle va s’élargissant, mais lentement et sans battage.
(Les premiers livres des éditions de La Clavière sont pour l’instant en vente à la librairie Horizons, à Riom.)
SAGITTAIRE CONSIDÉRABLE
Le premier livre publié par les Editions de La Clavière est un livre-manifeste de Patrick Da Silva, écrivain demeurant à Riom, dont l’œuvre compte aujourd’hui une dizaine de livres, édités par Fayard, le Cheyne, ou L’Amourier.
Un livre-manifeste qui envoie valser avec toute la force du grand art ce qu’il y a de plus convenu dans notre monde, tellement convenu qu’à aucun moment il ne nous viendrait à l’esprit de le remettre en cause, c’est comme une fenêtre qui s’ouvre à toute volée sur l’horizon, et par l’ouverture de laquelle une énorme bouffée d’air vif pénètre dans la pièce où des gaz délétères étaient en train de nous étouffer avec notre consentement. Ce livre, écrit par Patrick Da Silva et publié par les éditions de La Clavière, que nous dit-il ? Que l’enjeu de l’art (mot générique), n’est, « en aucune manière, de développer sa créativité, de laisser jaillir les éruptions de sa singularité, d’affirmer son originalité, ses talents, son génie, de publier ses humeurs, d’exhiber ses affects, de libérer ses pulsions, de célébrer ses sentiments, de hurler ses offuscations, de se lâcher, de délirer, de s’éclater, quoi, mais bien de voir et montrer l’invisible, de saisir et dire l’indicible, de traquer le mystère du monde, de subvertir son ordre, de dissiper les apparences… » Ce monde n’est évidemment pas celui de l’enclos social, politique et économique où l’on voudrait toujours nous tenir, y compris au moyen de la culture, et peut-être surtout par ce moyen (il n’est qu’à voir le battage culturel perpétuel que font résonner nos institutions pour notre plus grand bien), mais le monde de l’Homme, cet être singulier qui parle, vit « dans la langue plus que la nature », et que « ça étonne énormément (*) ».
Un pareil constat semble sonner la retraite. Il n’en est rien, bien au contraire. Si la culture est soutenue par les institutions, lesquelles décernent les « médailles artistiques » en fonction de critères qui leur sont propres, alors il faut tourner le dos aux souteneurs, et commencer par « s’assumer socialement », comme on dit aujourd’hui, avant de « traquer le mystère du monde », un acte qui n’a rien d’une profession (avec sa fiche de paie, sa sécurité sociale, sa retraite…). Entendre de nos jours un artiste, écrivain dans le cas présent, rappeler l’essentiel tout en repoussant, d’un geste de plume précis et magnifique, l’obole institutionnelle parce qu’il voit en elle la marque du servage, c’est un peu comme entendre le chant des premières hirondelles. La flèche décochée par ce sagittaire a mis dans le mille. (De Patrick Da Silva, également aux Editions de La Clavière, Le Chaînon Excessif.)
(*) Valère Novarina